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in the land of gods and monsters
ocytocine sur pourpre de lippes, qu'haleine furieuse exalte en belle faim. rictus pourléché, au gré du satané-battant; ô perles de ruine, font gémir ces saints, quand toxines en sanglots rincent les infâmes. et galopent, en fumeuses susurres, les échos d'une plèbe soufflée par pandore.
Newport, Oregon — forum city-gangs sombre low fantasy, époque actuelle. réservé à un public mature et averti -18
museum of sins v.1 — ouverture du forum au 02.11. version design du 17.09 thème new beginning par LUX.
trait : le corps brodé de pudeur - dentelle délicate d'un équilibre fragile où les émotions ne fleurissent qu'à la nuit tombée.
saisons : vieillesse de l'esprit engoncée dans une enveloppe qui n'en fait pas plus que ces trente-quatre années d'errance.
myocarde : a aimé sans le dire. sans même le savoir parfois. là est le charme de l'amour, peu importe sa nature. doté de tant de nuances et de secrets qu'il lui faudrait plus d'une vie pour en résoudre tous les mystères. mais c'est ainsi que lovia apprivoise l'amour, sans chercher à en piller les trésors.
besogne : protectrice de l'écosystème marin. a longtemps traversé les mers d'hémoglobine avant de revenir auprès des siens, sur les côtes fantomatiques de newport. entre deux dérives, c'est sa voix qu'elle laisse en naufrage dans l'écrin délicat du lighthouse. chanteuse diaphane que seule la musique fait (re)vivre.
Swim is all I want I need to leave it all behind And swim
Ses pas feutrés se mêlent au monde et on pourrait la croire sur le point de disparaître. S’évaporer avec une magie que seule Lovia Sister sait manier. Elle avance ainsi, l’allure sûre mais terrifiée, vers son naufrage en cinq lettres. Oskar. Carcasse qu'elle avait devinée, trop facilement reconnue à travers toutes les autres depuis la scène. D’autres nuits déjà, ses yeux s’étaient posés sur lui, redessinant dans toute sa discrétion les contours brumeux d’un fragment intime sans pouvoir se résoudre à le rejoindre. Les yeux de cet homme, gorgés de regrets et de douleurs lui étaient insoutenables. De toujours, ces brasiers n'avaient fait que la déstabiliser.
Recluse dans son royaume de solitude, si Lovia accepte de le quitter ce soir, ce n’est qu’au nom du défunt qui les relie. Un acte désespéré. Une ambition égoïste. Celle de briser les miroirs, traverser les tranchées de souffrance afin de retrouver une part d’un passé trop longtemps refoulé.
Sister se sent déjà coupable de venir ainsi jusqu’à lui. Dans ce lieu d’oubli et d’abandon, les souvenirs y sont chassés. Et pourtant, voilà ce qu’elle porte dans ses chairs : des émotions diluées, des éclats de vie que le temps a transformé, modifiant chaque détail pour en faire des tourmentes. C’est un oiseau de mauvaise augure, un sale présage, une malédiction faite femme.
En disparaissant, Wade s’était extirpé d’elle, abandonnant son âme comme on déracine un arbre. A la place des vides étaient nés des coraux, saillants et indélicats. Des coraux dont l’écorce tranchait les caresses et les regards compatissants. De l’amour, Lovia n’en voulait plus, se refusant l’idée même de bonheur tandis que son jumeau demeurait entre deux eaux ; piégé quelque part entre le monde des morts et des vivants. Pris au piège des espoirs secrets que Sister couvait sans se l’avouer. Sans une tombe pour accepter l’inacceptable que lui restait-il si ce n'est la naïveté cruelle de le retrouver ? Mort ou vif. Peu importe. Pourvu qu’il lui revienne une ultime fois et la délivre de sa léthargie.
Là-bas, sur cet horizon vers lequel elle ose à peine poser les yeux, se trouve le silence et le vide. La désincarnation. Bordée d’écumes, elle n’était qu’une âme voyageant dans l’oubli. Ici, sur terre, tout est si vif, brûlant - il y palpite une vie oubliée. Une vie presque douloureuse. Affligeante d’une beauté qu’elle ne saurait saisir.
Elle, l'invisible parmi les vivants. Hantée de fantômes et de culpabilité.
En posant un pied sur cette plage, Lovia avait enfilé ce corps comme on enfile un long manteau. Une armure de chair sous laquelle ses émotions naviguent, féroces et animales. Une peau glaciale où les hivers sont longs et les étés trop rares. Mais là, si proche de celui qu’elle appelait autrefois un ami, un amant, de vieux printemps semblent lui apparaître. Les fleurs fanées de leur jeunesse subsistent, flétries dans la vase épaisse de leurs absences. Elle a toujours si froid mais ce reflet lointain qu’elle devine dans son aura la réchauffe.
- Attention matelot, son souffle accompagne ses mots tandis qu’elle prend place à ses côtés. Accoudée au bar, noyée parmi les corps éméchés. On ne t’a jamais dit que tous les naufrages ne se passent pas qu’en mer ? Son sourire est aussi transparent que tout le reste - sans musique pour lui rendre un peu de son éclat, Lovia n’est que spectrale. Les paroles glissent mais lui semblent creuses. Elles ne valent rien sans ce qui était autrefois leur complicité. Aux côtés de Baker, elle ne vibre plus comme avant. Quelque chose s’est éteint. Une impulsion s’est arrêtée de battre. Un feu intérieur. Purifié par le malheur d’un deuil jamais entamé. Elle se tient là, son corps frêle illuminant la pièce tel un astre froid. Désenchantée.
Oskar peut-il encore la percevoir ou est-il devenu aveugle lui aussi ? Au travers de cette foule si vivante, si réelle, si dérangeante dans cette façon d’exister comme si cette nuit leur serait éternelle. Qu’ont-elles gardé, ces années d’absence et de silence ? Reste-t-il des bribes de sourires et de confessions pudiques mais sincères ? Se souvient-il de la façon dont ses yeux, fuyants mais valeureux, le cherchaient à travers les marées, priant la mer et les cieux de le lui ramener en un seul morceau ?
Je ne priais pas seulement pour Wade. Je priais pour toi, Oskar. Je priais pour toutes ces étoiles furtives traversant nos nuits. Ces constellations construites de nos trois noms. Ces gamins démunis, abandonnés des dieux et dont les rêves délabrés refusaient de mourir. Je priais pour que tu me reviennes sans savoir ce qu’il resterait de toi. La mer est si corrosive qu’elle transforme même les marins les plus coriaces en crépuscule. Les hommes comme toi et Wade pensent pouvoir la dompter mais il n'en est rien. On ne peut que s'y dévouer corps et âme en sachant qu'elle ne nous aimera jamais en retour.
La paume de sa main effleure avec délicatesse le comptoir du bar. Elle ne sait plus, si cette approche est une déclaration de paix ou une mise à mort. Si les mots qui stagnent à l'abri de leurs cœurs meurtris les mèneront vers la guérison ou la destruction.
“ Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre. ”
trait : prudence trop grande, comme l’angoisse venue des viscères, celle de voir l’océan le trahir à son tour.
saisons : trente-quatre ans.
myocarde : aime les corps qu’il rencontre lors des soirées fauves dont il brûle ses nuits, se perd parfois dans des relations aussi courtes que vidées de substance. Éternellement, il reste mélancolique face à l’idée des amours véritables, tout en essayant de fusiller en lui l’écœurant désir d’être aimé.
besogne : longtemps marin pour les Seawolves, la perte d’un frère de cœur au cours d’un naufrage l’a depuis dissuadé de remettre un orteil sur le moindre rafiot. C’est alors comme traqueur, que les loups de mer l’ont recyclé ; sorte de Cerbère dont la malédiction est désormais d’arpenter les quais, le nez collé face à cet mer qui le nargue, le terrifie et lui manque tout à la fois.
Pour une nuit de plus, ses pas l'avaient guidé vers la tour des plaisirs-miracle, dans le cocon muselé des tendresses faciles. Pour une nuit de plus, il y avait plongé sa carcasse pour y déposer sa fatigue, conjurer à la fois la rage de vivre et la peur de mourir ; à certaines heures du soir, le Lighthouse n'était plus qu'une décharge humaine, le cimetière de peines et de crasses sentimentales dont les hommes ne savaient que faire. Ils s'encombraient le jour durant des fardeaux quotidien, les empilaient sur le coin de l'esprit jusqu'à s'en trouver si étouffés qu'il fallait alors courir vers la surface, chercher l'air comme des noyés. Des filles qui peuplaient le phare, ils avaient fait un oxygène triste, l'antidote automatique face à leur propre inespérance. Le simulacre vide d'une petite liberté, un récit que l'on raconte aux cœurs inopérants au lieu de leur enseigner l'art de la guérison.
Noyé ; c'était exactement la façon dont il se sentait depuis qu'il était à terre, depuis qu'il avait perdu la mer. Et puis Wade, en idole symbolique recrachée par les écumes. Il avait toujours su qu'il ne respirait jamais aussi bien que campé sur le pont d'un bateau, que lorsque s'étendaient devant lui l'horizon et l'océan mélangés ; du bleu sur du bleu dans du bleu, du bleu qui danse et des mouettes qui dansent avec. Parce que ce n'était pas l'air, que quémandaient les poumons des marins, mais bien ce rêve de liberté, d'immensité. Et si Oskar étouffait, ce n'était que de l'œil, de ne plus voir cet horizon infini, cette ligne translucide à perte de vue dans laquelle on devinait les villes, les ports et la vie. Dans un monde où la terre ferme n'était l'allégorie que du caveau, s'y prostrer possédait la tristesse des enterrements, condamnant les pieds marins à cette claustrophobie étrange que seuls les navigateurs auraient pu décrire. Peut-être avaient-ils l'arrogance de songer que sept continents étaient bien trop étroits pour contenir toutes les soifs d'âmes comme les leurs ; qu'il fallait bien y rajouter sept autres mers, au risque de s'exposer à leurs caprices et leur flétrissement. Et ainsi, l'image du noyé devenait presqu'ubuesque, dans le plus délicat des paradoxes : puisque ligotés de cette manière au bord des jetées, le mot devenait la seule chose qui les reliait encore à cette mer qui leur manquait tant.
Noyé ; il en avait fait à la fois un statut et une stature, une philosophie de vie. Une manière de se tenir dans les pièces, d'éviter les regards et d'en peupler les contours. Il en avait fait une façon de respirer, de marcher chaque jour vers le suivant en ne priant que le sursis, de n'exister que comme imposteur, et d'aligner les peurs. Jamais tout à fait à sa place, toujours décadré face aux lignes tracées par le quotidien, n'osant plus, n'osant rien. Il avait jadis goûté aux rêves que l'océan pouvait enfanter, mais à la manière des joueurs les plus novices, il avait fait l'erreur de mettre tous ses œufs dans le même panier ; une fois celui-ci percé, la désillusion avait été totale. Et Oskar n'avait plus voulu rêver. Et c'était avec la carrure des grands blessés qu'il se présentait toujours au Lighthouse, puisque le cynisme est à la fois une béance et une carence, une blessure dont même les étreintes ne guérissent pas. Au mieux, il tâchait d'y recoudre ses mélancolies, de trouver dans l'intimité des chambres feutrées quelques éclats de tendresse et d'oubli. Parfois, il en ressortait moins accablé, avec la sensation d'avoir exercé quelques brasses vers la surface ; mais c'était tout. Et ce n'était jamais assez.
Au pied des marches de velours feutré, dans le ventre collectif de l'établissement, un air doux se faufile pourtant, étouffé par les vieilles tapisseries des murs. L'oreille se dresse par instinct et le pied s'anime sous sa volonté, progressant le long du couloir dans la direction donnée. Dans le salon principal, la plupart des voix se sont tues ; un fait assez rare pour qu'il n'en soit souligné, et que les curieux n'en cherchent la raison primaire. Il n'y a qu'à suivre les regards, lesquels convergent vers la scène arrosée de lumière. Elle s'y tient comme d'autres soirs, soliste au cœur d'or et aux mélancolies qu'elle sculpte en mélodies. Il devine dans sa voix le récit d'un crépuscule à peine tombé, d'un mépris des aurores dont l'utopie se fait complice ; le lever du jour, dépeint comme supplice. Et les harmonies qu'elle déplie possèdent le calme des soirs d'été – ceux qui arrachent des sourires larges, lorsqu'enfin une brise se faufile entre les nuages. Les notes se tordent sous la douceur des complaintes emmêlées, des rêves absurdes et des mondes de l'esprit : et au plus clair des moments, la musique n'est plus que nostalgie. Il l'avait déjà vue ici, déjà entendue parfois. Mais jamais en entier, parce que dans les éclats de sa voix, c'était le manque de Wade qu'il entendait ; c'était la rage de vivre et l'injustice des absences, c'était le chagrin de la perte, plus grand encore que le sien, et que tout était si grand, si tendre et si vivant que son cœur s'écroulait à chaque fois. Il ne connaissait personne qui existait comme elle le faisait, Lovia ; de cette manière, profonde et capitale, percée d'une délicatesse plus orageuse que les autres. Lovia, petit soleil de cendres suspendu à la scène pour en attraper leurs souffles à tous, et puis les délaisser une fois son propre crépuscule trouvé. Il ne sait pas vraiment pourquoi depuis tout ce temps, il ne lui a pas reparlé. Peut-être la honte de ne pas être assez vivant ou incarné, ou la peur d'imposer son chagrin à quelqu'un qui en avait déjà vécu trop avec le sien. Peut-être la crainte de ne plus voir dans ses yeux que ceux de Wade, de lui substituer toute individualité, toute singularité, à elle qui était pourtant si Lovia. De cet écueil en particulier, il ne pourrait pas se pardonner. Pourtant, Lovia lui manque, lui a manqué. Pas comme Wade, pas à la manière des noyés : parce qu'elle ne l'est pas, précisément. Et c'est là toute la faute des vivants, de porter le fardeau d'encore fouler la terre alors que d'autres l'ont désertée.
Pourtant ce soir, c'est elle qui s'approche, et Oskar ne sait que faire de cette proximité qui le bouscule et le surprend tout à la fois. De ce regard qu'il croise et qu'il abandonne, de leurs silhouettes qui se côtoient comme des fantômes. Mais rien ne bat entre les côtes des spectres : ni cette mécanique de fer, rythmée par l'appréhension de retrouvailles inopinées, ni la crainte insufflée par les années écoulées. C'est qu'il doit être vivant, alors ; et s'ils le sont tous les deux encore un peu, alors tout reste encore à rêver.
— J'en sais quelque chose, oui. La vie à terre est un naufrage, et la mienne ressemble de plus en plus à un carnage.
Quelque chose dans le cynisme de ses propres paroles lui a arraché un sourire étrange, d'une gaieté noire dont il se félicite et se maudit tout à la fois. Face à l'invective, il ne semble pourtant pas si affecté ; peut-être juste un peu absent, désintéressé des débâcles qu'il attache à l'existence qui est la sienne. Ici, maintenant, elles lui importent peu – puisque Lovia est là. Sur la main glissée contre les marbrures du comptoir, il a laissé glisser ses yeux machinalement, n'osant pas encore tout à fait les redresser vers son visage.
— Ça fait longtemps, Lovia, Qu'il constate alors d'une voix sans embruns.
Et seulement alors, il a trouvé l'impulsion vitale pour redresser le regard, et rassembler le courage de croiser le sien. Il n'y avait pas que Wade, dans l'éclat de ses iris ; il y avait elle, surtout, Lovia profonde et capitale, Lovia et tous ses soleils cendrés qu'elle portait à la manière des effacés. Et il a compris que s'il avait craint de la regarder, de lui reparler, c'était parce qu'il ne savait plus vraiment comment exister face à elle, après tant d'années.
— C'était beau, ce que t'as chanté. Ça donnerait presque envie de rêver. » Il a marqué un temps de pause, l'œil encore un peu abîmé par la noirceur délicate du sien. « T'es de retour pour de bon, alors ?
Reste un peu, Lovia. Reste un peu dans cette ville qui nous a trouvés et accueillis, construits puis recrachés. Reste un peu, j'ai besoin de me rappeler.
trait : le corps brodé de pudeur - dentelle délicate d'un équilibre fragile où les émotions ne fleurissent qu'à la nuit tombée.
saisons : vieillesse de l'esprit engoncée dans une enveloppe qui n'en fait pas plus que ces trente-quatre années d'errance.
myocarde : a aimé sans le dire. sans même le savoir parfois. là est le charme de l'amour, peu importe sa nature. doté de tant de nuances et de secrets qu'il lui faudrait plus d'une vie pour en résoudre tous les mystères. mais c'est ainsi que lovia apprivoise l'amour, sans chercher à en piller les trésors.
besogne : protectrice de l'écosystème marin. a longtemps traversé les mers d'hémoglobine avant de revenir auprès des siens, sur les côtes fantomatiques de newport. entre deux dérives, c'est sa voix qu'elle laisse en naufrage dans l'écrin délicat du lighthouse. chanteuse diaphane que seule la musique fait (re)vivre.
Swim is all I want I need to leave it all behind And swim
Revenue pour de bon, sans en être jamais vraiment partie. Reliée à la terre - aux sables et aux rocheuses. En partant, Lovia avait en elle suffisamment de colère pour croire que rien ne subsisterait ici. Elle s’était pensée capable de survivre à l’horizon, avait déjoué les règles pour finalement revenir sur ses pas dans la prochaine marée. Il n’avait fallu d’un rien - qu'une vibration, un tourment, un cauchemar trop réel pour se rappeler l’Ancien. Les brioches brûlantes d’Isolde. Les rires de Wade qui ne résonnaient jamais mieux que là-bas, auprès d’eux. La mer l’avait changée comme elle modifie chaque marin qui la traverse. Elle déshabille leurs âmes, les force à une vulnérabilité crue et corrosive. Sister ne s’est pas encore totalement défaite de la brûlure du sel. Il est trop tôt. Ou bien trop tard. Ses yeux suspendus dans le vide se tournent enfin vers Oskar. Et comme ce regard peut faire mal dans toute cette douceur qu’il renferme. Une douceur passée, étreinte par les ombres et suffoquée par la distance. Il faudrait pouvoir sourire, se dit-elle, il faudrait pouvoir sourire face à ce qu’il représente mais les fantômes l’en empêchent, retenant captive sa légèreté dans des ténèbres vaseuses. Son corps tendu supporte à peine les battements de son coeur - et si elle ne laisse rien paraître, tout en elle lutte pour ne pas disparaître une nouvelle fois.
Étaient-ils encore capables d’exister sans Wade ? Sauraient-ils se regarder sans être troublés par le fantôme opaque qui les séparait ? Lovia avait appris à l’aimer à travers les yeux de son frère. Et lorsqu’elle s’était égarée dans la possibilité de le faire par elle-même, Sister s’était rétractée. Prise par un relent vif de remords et de honte. Cette appréhension semblait persister encore - comme prise dans les tourments d’un espoir impossible. Et s’il revenait ? S’il leur apparaissait à nouveau ? De toujours, ils avaient été trois - amputés de l’un d’eux, ils ne pouvaient plus fonctionner comme avant. Ne leur restait plus qu’à s’adapter mais plutôt que le faire, Lovia avait préféré le déni, marécages poisseux dont elle peinait à s’échapper.
- Encore faut-il qu’il reste des rêves au-delà de cette brume. Car à les voir là, semblables à deux oiseaux perdus dans le blizzard, comment ne pas en douter ? Leurs corps lui apparaissent vaporeux, mis en suspens, leurs atomes transformés en une pluie si fine qu’elle flotte dans l’atmosphère. Si elle tarde maintenant à lui tendre la main, viendra le moment où il ne restera plus rien à saisir. Oskar est déjà un souvenir, le voir vivre dans le présent est une illusion étrange - un mirage que ses yeux peinent à soutenir.
La musique demeurait le dernier lien qui la maintenait à la vie et à travers elle, il n’était plus question de fierté. Ou de peur. Les boucliers tombant à chaque fois qu’elle montait sur scène, enivrée par ce que son coeur hurlait. Une délivrance diluée dans les notes d’un piano ou d’un violon. Elle se souvient encore, les heures passées sur la mer auprès de ses frères et sœurs de lutte - la guitare sèche qui l’accompagnait au cœur de la nuit tandis qu’elle chantait. Les yeux rivés sur elle perdaient de leur éclat, s’éteignaient pour laisser place à cette lumière mélodieuse. Sur l’océan, on l’écoutait.
Ici, les corps n'étaient que des amas de chairs souffreteux et fiévreux que la musique touchait parfois mais qui les dépassait tous. Sister ne se sentait pas au-dessus d’eux - bien au contraire, elle ne valait pas mieux que cette agglutination d’étoiles mortes. Toutes venues pour oublier tandis que son chant était là pour leur rappeler ce qu'ils fuyaient. Comment leur en vouloir ... comment même s'y essayer ?
Sister était à son tour devenue bleue, à l’instar de cet océan qui les troublait tous. Newport ressemblait à ces endroits piégés entre mer et terre, un lieu inventé par l’homme pour leur donner l’illusion que tout n’était pas encore perdu. Qu’un foyer les attendait quelque part et souffrait pour eux. A quoi bon partir si personne n’est là pour vous espérer ? Elle avait toujours trouvé beau et tragique cette façon qu’Isolde avait d’attendre l’Ancien sans savoir s’il lui reviendrait. Elle s’était toujours imaginée partir la première mais Lovia garde en mémoire les mains fatiguées du vieil homme tandis qu’il creusait lui-même la tombe de son épouse. Trop respectueux et attaché à elle pour laisser d’autres le faire à sa place. Ces terres étaient les premières gardiennes de leurs histoires, il suffisait seulement de savoir l’écouter, son murmure sans cesse brouillé par le hurlement des vagues.
- Assez longtemps pour aller au bout de cette conversation. Elle lui sourit tout en attrapant avec délicatesse son verre. Preuve qu’elle était prête à s’attarder encore un peu, éclairant de sa lumière froide les spectres accoudés au bar. Ces ombres volatiles venues chercher l’oubli contre des corps tout aussi dissolus qu’étaient les leurs. Des chimères, tout comme ces promesses qu’elle ne disait plus à voix haute. La mer l’avait aussi privé de cette faculté, la rendant trop instable pour faire d’elle une créature sur qui compter. Elle avait tout perdu, le deuil avait arraché une à une ses écailles pour les jeter à la mer et tous les joyaux qui la composaient jadis n’étaient que des échos. Des restes de ce que Oskar avait aperçu sans jamais vraiment pouvoir les saisir. - Alors allons-y Oskar … Sister s’adresse à lui comme si un périple les attendait, mélange d’excitation et de fuite. Elle se sentait prête à embarquer avec lui, peu importe où les mots les mèneraient - si seulement il en restait encore. Si seulement ils valaient la peine d’être prononcés. Son menton se pose avec une fausse nonchalance sur la paume de sa main. Elle le fixe sans avoir bu une gorgée de son cocktail coloré et pourtant, l’ivresse semble palpable. - Raconte-moi Newport. Dis-moi ce que j’ai raté pendant ces mois où je n’étais pas là. Montre-moi ton naufrage Oskar. Donne du corps à ce que tu appelles un carnage car toutes les malédictions riment et qu'aucun orage ne saurait m'atteindre.
Et maintenant qu’elle dégringole de la sorte au fond de ses pupilles, Sister se tait. Il y a en Oskar un océan immense que Wade possédait aussi - un océan dont elle percevait la profondeur tout en y devinant les monstres sous marins qui s’y trouvaient et dont elle restait interdite. Peut-être n’était-elle finalement faite que pour cela, la surface des choses ; y naviguer sans avoir le droit de connaître l’essence même de ce qui l’entourait. Car c’est ainsi que Lovia Sister était née ; du rien. Wade avait eu assez de témérité pour s’enfoncer dans les abysses et devenir quelqu’un, se lier au monde et aux âmes qui le peuplaient. La vagabonde, quant à elle, était restée dans un naufrage constant ; incapable de se lier au-delà de son frère. C’est à travers lui que des filaments fragiles avaient timidement traversé la distance pour rejoindre ceux d’Oskar. Elle l’avait aimé grâce à Wade, grâce à cette force qu’il savait distiller en elle. Il était le vent qui soutenait autrefois ses ailes lourdes et brisées. A présent, ne lui restait plus qu’à stagner.
“ Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre. ”
trait : prudence trop grande, comme l’angoisse venue des viscères, celle de voir l’océan le trahir à son tour.
saisons : trente-quatre ans.
myocarde : aime les corps qu’il rencontre lors des soirées fauves dont il brûle ses nuits, se perd parfois dans des relations aussi courtes que vidées de substance. Éternellement, il reste mélancolique face à l’idée des amours véritables, tout en essayant de fusiller en lui l’écœurant désir d’être aimé.
besogne : longtemps marin pour les Seawolves, la perte d’un frère de cœur au cours d’un naufrage l’a depuis dissuadé de remettre un orteil sur le moindre rafiot. C’est alors comme traqueur, que les loups de mer l’ont recyclé ; sorte de Cerbère dont la malédiction est désormais d’arpenter les quais, le nez collé face à cet mer qui le nargue, le terrifie et lui manque tout à la fois.
Il y a quelque chose qui se traîne dans l’atmosphère, quelque chose de délicat et d’impalpable qui charrie la noirceur et le chagrin pour leur donner le goût du sel, du béton, des vieilles larmes des marins perdus en mer. Il y a la lourdeur pénible des souvenirs qui pagaient à la surface des cœurs, qui se rappellent à toutes les tristesses accumulées et délaissées ; et il y a leurs corps pleins de fatigue et de lassitude, leurs os grignotés de rouille, dont les articulations grincent sous la mélancolie de ce qui ne sera plus. Oskar la sent jusque dans l’épine de son dos, cette vieille nostalgie des temps de l’enfance que l’esprit s’amuse à ramener vers l’esprit ; ce doit être inévitable face aux êtres comme elle, présents depuis les premiers jours. Car Lovia, Wade et lui s’étaient vus grandir. Ils avaient évolué ensemble dans les affres de la jeunesse, d’abord gamins puis adolescents. Ils s’étaient connus courts sur pattes, avaient assisté à leurs poussées de croissance, à leurs doutes juvéniles et leurs crises gamines. Et au fil des années, ils avaient accompli le petit miracle de rester précisément ce qu’ils étaient – une entité à trois têtes, sorte de cerbère mythologique dont la gueule béante ne cessait de dévorer le monde. Sans doute n’étaient ils pas les mêmes qu’à l’âge de leurs tribulations d’antan ; mais c’était certainement ce qu’il y avait de plus beau là-dedans – la capacité qu’ils avaient longtemps gardée, de changer chacun de leur côté tout en gardant le fil qui les reliait.
Le portrait ainsi gribouillé aurait pu être idyllique : mais une chaîne ne reste solide qu’à condition que ses maillons n’en restent efficacement attachés. Et à cette image, Oskar et Lovia avaient toujours été vaguement réticents à l’idée de se lier d’eux-mêmes, préférant laisser Wade le faire pour eux. Le frangin avait toujours eu ce rôle de passeur, rendant la connexion des deux autres conditionnelle à sa présence. Ce n’était pas un manque de volonté de leur part, mais plutôt une forme de pudeur sourde, la crainte de voir se déséquilibrer cette dynamique triangulaire ; un effacement sensible qui n’avait connu d’exception qu’à une courte période – à laquelle le trio souffrait déjà des relations orageuses entre les deux jumeaux. Oskar gardait un souvenir marquant de ce temps-là, sans tout à fait réussir à se rappeler combien il avait pu durer (quelques jours ou quelques semaines, il n’aurait pas pu en être certain) ; en revanche, il se rappelait nettement de la somme d’émotions contradictoires ressenties, de cette confusion profonde qui avait été la sienne en voyant chaque relation prendre un visage nouveau. Il se rappelait qu’il avait aimé être proche d’elle, Lovia ; qu’il avait aimé la découvrir après tout ce temps, alors même qu’il pensait déjà la connaître si bien. La voir avec des yeux différents, dans l’immensité brillante de sa singularité ; plus soeur de Wade, mais simplement Lovia. Il avait aimé ce processus lent et délicat, pendant lequel il avait peu à peu compris que son regard sur elle n’était plus tout à fait le même, et puis les mots qu’ils n’avaient jamais eu pour le dire. Car se taire en sa compagnie, c’était vivre un peu plus, vivre un peu mieux dans un monde trop sourd. Pourtant, une honte fébrile les avait rapidement saisis au creux de ce cheminement, comme deux enfants persuadés de mal faire ; et ils s’en étaient si solidement convaincus qu’ils n’avaient pas eu le cœur à s’infliger plus longtemps ce tiraillement. Des années plus tard, il n’en restait que le souvenir écorché de quelques baisers, d’une nuit solitaire comme le glas de ce qui avait à peine existé. Un raté qu’ils n’avaient peut-être jamais considéré comme tel, mais qu’il gardait au coin de la poitrine en qualité de souvenir flétri, de jolie fleur séchée. Dans un autre temps, une autre vie, peut-être se seraient-ils donné la chance de vivre quelque chose ensemble : mais Wade était toujours là, même absent – même disparu. Le maillon manquant, celui qui les liait et les séparait tout en même temps.
Car c’est ce que semble être Lovia, même à l’instant : loin de lui, réfugiée dans les carcans d’un monde qui n’appartient qu’à elle, et dont il ne frôle que la surface. Et si seule une poignée de centimètres sépare leurs épaules, il y a quelque chose de vaguement prostré dans leur posture, qui n’ose pas, qui n’ose plus. Seuls leurs regards semblent encore aptes à se toucher ; mais sans cesse, ils se confisquent l’un à l’autre pour trouver autre chose dans l’environnement qui les entoure, donner du répit à cette intimité devenue étrangère. Quelque chose là-dedans le chagrine un peu ; comme si le manque de Wade avait pu s’incarner jusque dans leur distance, leur embarras à se tenir l’un à côté de l’autre. Qui étaient-ils encore, sans lui ? Étaient-ils encore quelque chose, ou s’étaient-ils condamnés à symboliser leur deuil commun, à l’infini ? Peut-être avait-elle raison, et qu’ils ne pourraient plus qu’exister de cette manière, en carence éternelle des songes dont l’horizon s’était un jour fait porteur. La ligne semblait s’être floutée sous leurs paupières trop lourdes, et sans doute était-il désormais vain d’espérer y distinguer la moindre utopie. Peut-être que le vrai deuil était là, immense et capital : celui d’avoir laissé se noyer avec Wade leur capacité à rêver.
Tracé contre ce visage découpé de lueurs, le sourire de Lovia possède la délicatesse des absents, la grâce de ceux qui se tiennent là sans le faire. Il est empli d’une distance étrange et impalpable, celle que pratiquent les fantômes sur le bord de la nuit ; et une part de lui voudrait faire quelque chose pour le comprendre, pour en frôler le sens profond. Mais il n’ose pas. Car elle lui rappelle l’océan, dans chacun de ses secrets que même les marins ne saisissent pas. Alors il se contente de l’observation muette des traits qu’elle lui offre, du jeu des lumières contre ses joues ; la poésie du moment s’y incarnait en silence, remuée par les relents du passé. Et c'est un faux-sourire qui froisse ses lèvres face à son invective, quelque chose de vaguement amer.
— Je sais pas quoi te dire, Confesse t-il en abaissant les yeux sur ses doigts sur le comptoir, qui dessinent des cercles légers autour des callosités. « Ici, tout a changé. Les rues, les quais, la couleur des containers et celle du ciel, le cri des mouettes et celui de la mer. J'ai l'impression que la ville est un peu à l'envers, mais je crois qu'elle n'y est pour rien.
Il pourrait lui raconter, à Lovia. Le mal de terre, le rejet de cette matière dure et inerte sous ses pieds, de cet horizon de béton toujours bouché. L'horizon, il l'aimait ouvert et infini ; bleu ou gris peu importe, couché contre les flancs du monde. Depuis des mois, l'univers lui semble tout petit, mais il ne sait pas vraiment comment dire ce mal-être, comment raconter son envie de s'arracher les viscères à l'idée de ne plus naviguer. Mais surtout, il ne sait pas comment dire la peur – plus forte encore que le reste. La peur, et la honte de ne plus être.
— Au fond, je crois que c'est moi qui le suis. À l'envers. » Ses doigts se stoppent sur le marbre froid, et pendant une fraction de seconde, le regard s'effeuille d'une absence. « Et vue dans ce sens-là, la ville n'est plus aussi belle.
La vie non plus, d'ailleurs : mais il omettra certainement de le préciser, par pudeur. Lentement, les prunelles se redressent alors, pour en trouver les contours de son visage. Sans doute se teignent-elles d'une lueur de surprise discrète – comme s'il s'était étonné d'en dire tant, après si longtemps. Mais l'oreille de Lovia avait toujours été précieuse face aux confessions, il s'en rappelait distinctement.
— À toi de me donner des nouvelles de la mer, Finit-il par prononcer simplement. « Raconte-moi l'océan, dis-moi ce que je rate depuis que je suis cloué à terre.
trait : le corps brodé de pudeur - dentelle délicate d'un équilibre fragile où les émotions ne fleurissent qu'à la nuit tombée.
saisons : vieillesse de l'esprit engoncée dans une enveloppe qui n'en fait pas plus que ces trente-quatre années d'errance.
myocarde : a aimé sans le dire. sans même le savoir parfois. là est le charme de l'amour, peu importe sa nature. doté de tant de nuances et de secrets qu'il lui faudrait plus d'une vie pour en résoudre tous les mystères. mais c'est ainsi que lovia apprivoise l'amour, sans chercher à en piller les trésors.
besogne : protectrice de l'écosystème marin. a longtemps traversé les mers d'hémoglobine avant de revenir auprès des siens, sur les côtes fantomatiques de newport. entre deux dérives, c'est sa voix qu'elle laisse en naufrage dans l'écrin délicat du lighthouse. chanteuse diaphane que seule la musique fait (re)vivre.
Swim is all I want I need to leave it all behind And swim
L’écouter est d’une fluidité réconfortante. La voix d’Oskar a ce timbre qui fait taire le reste du monde. Un bref instant, elle n’entend plus que lui - ces mots vaporeux qui signifient pourtant tout. Elle se lie en silence à ce vague à l’âme dont il lui fait part. Elle pourrait souligner combien elle le comprend mais les mots se noient en elle avant d’avoir émergé. Comment le faire quand elle s’était interdite de poser les yeux sur lui ? Ou même d’essayer. Le chagrin avait creusé des tranchées et si aujourd’hui, Oskar et Lovia naviguaient sur le même océan, tous deux se regardaient depuis leur ilot de tristesse sans savoir comment faire pour se pardonner. Mais se pardonner de quoi ? De leur maladresse peut-être. Rien d’assez grave et colérique n’avait eu lieu entre eux pour les séparer et cette vérité rendait leurs destins encore plus tragiques. Voir l’autre s’éloigner sans être capable de le retenir. Pire encore, se laisser porter par le large sans essayer de nager à contre-courant. C’était une distance qui venait des deux - une distance qui ne trouvait aucun réel coupable mais qui avait eu lieu contre leur gré. A présent, Lovia se présentait à lui, épuisée mais soulagée de le retrouver. Une part d’elle ne pouvait oublier. Sa chair avait sa propre mémoire, des stimulus qui ne pouvaient que se rappeler du bonheur qu’Oskar lui avait offert sans rien lui demander en retour.
- Tu te débrouilles plutôt bien pour quelqu’un qui ne sait pas. Le silence que laisse sa voix lui semble revenu trop tôt - ce n’est que lorsqu’il lui parle de la sorte que Lovia réalise comme l’écouter lui est agréable. Plus jeunes, ils étaient déjà sensiblement les mêmes ; deux voix qui causaient aux étoiles et à la nuit. Aujourd’hui, décorés de rêves anciens, poudrés de pudeur, de vieux sentiments subsistaient là où les vides avaient fait leurs nids. Un tremblement à peine perceptible la fait pourtant sourire d'une complicité qui, elle, n'a pas pris une ride.
- L’océan est toujours le même, sauvage et indomptable. Si le monde évolue et qu’il continue de tourner, lui reste le même, ancestral. C’est un désastre constant qui fait taire le désordre que nous portons tous. Elle aimait ce silence que la mer lui procurait. Une paix illusoire où les séismes ne pouvaient prendre racine, sans cesse ébranlés par les courants contraires que la mer déchaînée brouillait. - Pourtant, malgré tout ça, je le vois encore immensément fragile. Colérique et troublé par cette violence imposée par l’homme. Elle ne parlera pas de la pollution, des tâches de pétrole, des marées ensanglantées, du cri des baleines devenus des appels à l’aide. Elle ne parlera pas de cette évidence qui danse pourtant dans ses yeux - une blessure qu’elle partageait à présent avec la mer. - Mais je crois que je n’ai pas besoin de te dire tout ça et que tu sais de quoi je parle. Même à l’envers. Oskar restait un marin et son cœur appartiendrait toujours à plus grand que lui, à ce tombeau de sel où reposait l’un de leurs frères. De sang. D’âme. Peu importe les liens. Un frère restait un frère et sa perte demeurait immense. - L’océan est une histoire d’amour à sens unique. Mais plus que ça encore, l’océan était une mère possessive qui rappelait sans cesse ses petits jusqu’à les voir disparaître. Les avaler dans son ventre creux et gelé afin de les rendre éternels. Délicatement, sa main redresse enfin son verre pour en boire quelques gorgées - des mois que Lovia n’avait plus bu une goutte d'alcool et la saveur lui brûle la gorge. Sur terre, tout était si intense, dans ses senteurs, dans ses sons et ses goûts qu’il lui arrivait de ressentir en elle d'innombrables vertiges. Se réhabituer au monde était plus long et douloureux que dans ses souvenirs. La faute à son être, sans cesse en fuite. La faute à son âme, partagée entre deux eaux. La faute à l’univers, à qui il lui arrivait d’en vouloir avec tant de corps qu’il ne lui appartenait plus totalement. Ses pupilles glissent contre les siennes, s’y attardent sans chercher à en dévoiler les mystères. Il fallait que cela vienne de lui ; les réponses. Et s’il ne se sentait pas apte à les lui donner, alors Sister accepterait. Familière des secrets, fille d’un mensonge - certaines vérités seraient à jamais insondables.
De toujours, la lumière n’était rien de plus que le bouclier d’autres ténèbres.
Ses sourcils se froncent et Sister fait la moue lorsque les bruits du monde vibrent à nouveau en elle. Maintenant que ses entrailles avaient goûté la nostalgie, d'autres saveurs leur semblaient intolérables. Son corps s’articule à la manière d’une chimère, une poupée restée inerte retrouvant son éclat sous la caresse du vent. Lovia, de paillettes vêtue, approche ses traits de ceux d’Oskar. Elle ne sourit plus, ce sont ses yeux qui le font. Quelques éclats s’éveillent et viennent à le réclamer - lui, le gamin avec qui elle pêchait autrefois des crabes, tous deux perchés sur les roches de la digue. Lui, le gamin, l’adolescent, le naufragé - pas le fantôme. Lui, dont elle ne connaissait plus rien ; deux étrangers, dont les âmes s'étaient cousues de souvenirs communs.
- Cet endroit est trop étroit. Qu’elle murmure, les traits dérangés d’une brève grimace. Seule la scène lui donnait une illusion de grandeur et d’éternité. Mais ici, parmi la foule, dans la chaleur des vivants, elle se sentait comme une bête prise par l’hiver. Engourdie, étouffée. - Tu me laisses t’inviter pour une marche nocturne ? Ses mots laissent suffisamment de place au refus pour ne pas le brusquer. Là, sous la lumière des néons, dans le chant envoûtant d’autres sirènes venues la remplacer, on aurait pu la suivre au bout du monde, parce qu’elle donnait l’impression de savoir où elle allait. Mais la vérité, c’est qu’elle ne va nulle part Lovia, toujours tournée vers l’inconnu, dans des bras qui n’existent pas, flottant dans des systèmes solaires devenus cendres. Elle compose si bien avec les ruines et lieux oubliés.
Il était temps, pour l’un comme pour l’autre, de se souvenir. Accepter la possibilité que le passé déborde sur le présent et se mélange à leur chagrin. Comme la mer, le temps était fait de vagues - cette nuit ne serait pas belle, elle serait noire, abyssale et sans appel. Elle serait à l’image de leurs silences et leurs incertitudes. Aussi tranchantes que les monstres qui troublaient chaque nuit ce que l’absence de Wade avait causé. Il était temps, oui, de voir si de ces sables mouvants se trouvaient encore quelques trésors à déterrer ou si la marée avait tout emporté.
Allons chercher nos peurs, celles qui s'agrippent à nous, surtout lorsque nos yeux sont fermés. Trop lâches pour venir lorsque nous les avons ouverts, de peur que l’on se défende, qu’on réplique et guérisse. Mes pires moments sont ceux où je m’éloigne du monde sans bouger d’un millimètre. Tu la sens cette distance, pas vrai ? Tu la sens comme on est loin l’un de l’autre alors que nos cœurs s’échinent à vouloir se ressentir. Mais les âmes, elles restent loin, pour ne pas voir ce qu’il pourrait se passer si toutes ces feuilles d’automne s’envolaient dans le vent en éparpillant autour d’elles qui nous sommes avant de disparaître.
“ Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre. ”
trait : prudence trop grande, comme l’angoisse venue des viscères, celle de voir l’océan le trahir à son tour.
saisons : trente-quatre ans.
myocarde : aime les corps qu’il rencontre lors des soirées fauves dont il brûle ses nuits, se perd parfois dans des relations aussi courtes que vidées de substance. Éternellement, il reste mélancolique face à l’idée des amours véritables, tout en essayant de fusiller en lui l’écœurant désir d’être aimé.
besogne : longtemps marin pour les Seawolves, la perte d’un frère de cœur au cours d’un naufrage l’a depuis dissuadé de remettre un orteil sur le moindre rafiot. C’est alors comme traqueur, que les loups de mer l’ont recyclé ; sorte de Cerbère dont la malédiction est désormais d’arpenter les quais, le nez collé face à cet mer qui le nargue, le terrifie et lui manque tout à la fois.
Lovia lui parle de la mer comme elle lui parlerait d’un ami commun, chéri il y a longtemps puis perdu de vue ; elle lui raconte les vague-à-l’âme, les tristesses et les blessures de l’océan, ses colères et ses injustices. Oskar écoute, attentif et chagriné : évidemment que rien n’a changé. Évidemment que l’homme n’a toujours rien compris, et qu’il cultive toujours l’obsession conquérante qui l’anime depuis toujours, cherchant à dominer les flots comme il a un jour dressé la terre. Mais tous les marins le savent, eux : la mer ne se laisse jamais dompter, et garde un point d’honneur à se faire capricieuse et imprévisible. La mer comme dernière insurgée de ce monde, pour renvoyer les hommes à leur orgueil maladif. Il l’aimait pour ça, Oskar ; pour l’idée même qu’elle n’aurait jamais le même visage et que rien ne pourrait la contrôler, en dépit de toutes les prévisions, les technologies et les prouesses mécaniques réalisées. Si même le ciel et l’espace s’étaient un jour inclinés avec docilité, elle s’y refusait avec opiniâtreté, continuant à dévorer de temps à autres quelques marins imprudents. Il en savait quelque chose, puisque Wade avait été la victime malencontreuse de ce sacrifice qui, semblait-il, devait-être régulièrement exécuté afin de rappeler les êtres de chair à leur condition ridicule. Une onde de mélancolie lui a secoué le ventre et la tête, tintant contre les parois fragiles de son crâne ; car à entendre l’océan ainsi décrit, il lui manque encore plus, et le monde lui paraît soudainement si petit que ses poumons semblent se ratatiner, crier à un oxygène que seul le grand large peut lui offrir. Machinalement, les doigts frottent et tapotent sur le comptoir, comme un signe de son inconfort latent. Et c’est à peine un sourire qui se dessine au pli de ses lèvres, lorsque Lovia conclut en parlant de l’océan comme d’un amant.
— Je sais, Fait-il laconiquement. Et l’erreur de tous les marins est de penser qu’il peut finir par les aimer en retour, s’ils se dévouent suffisamment à lui. Mais ça n’arrive pas. Ça n’arrive jamais, et c’est très bien comme ça.
C’était une pensée sincère, bien qu’un peu chagrine ; des mêmes qu’on trouve dans le cœur des amoureux déçus. Ceux qui observaient leur tendresse avec un défaitisme amer, et qui finissaient même par y trouver un peu de poésie brisée. La vérité, c’était que personne sur terre n’avait jamais réussi à lui briser le cœur aussi douloureusement que l’avait fait la mer : et la comparaison romantique était si forte qu’il la ressentait dans chacun de ses os, comme un deuil pénible qui se mélangeait sans cesse à celui du frère perdu dans ses bras. Pourtant, Oskar n’avait jamais réussi à en vouloir à l’océan, de lui avoir arraché un être si cher ; il considérait cette perte avec un chagrin sourd et défaitiste, à la manière de toutes ces absences mêlées qui résonnaient en lui a l’infini. Il n’était pas en colère : il se sentait juste profondément seul. Bêtement.
Soudain, il s’est senti particulièrement à l’étroit dans cette salle embuée de monde, martyrisée par la foule ; ses yeux cherchent machinalement à plus loin, à un horizon que lui confisquent les murs et les tapisseries veloutées. Il a besoin de voir au delà des carcans que lui impose cet espace clos, d’imaginer l’infini battre sous la cime du ciel. Et comme en écho à ses propres pensées (il s’est même demandé s’il n’avait pas pensé tout haut) voilà que Lovia ne manifeste d’elle même son envie d’ailleurs. De partout sauf ici, tant que leurs poumons puissent s’en tapisser de sel et leurs tympans de silence. Là, penchée vers lui à la manière des confidentes, elle murmure le besoin d’escapade, le même qui les précipitait jadis à travers la nuit et dans la gorge du grand port. Elle a les yeux dévorants, Lovia, la prunelle brûlée d’un calme venu de loin. Et il se dit qu’à cet instant, il serait prêt à la suivre partout ; comme avant, quelques minuscules éternités plus tôt. Alors il hoche la tête promptement, et décroche enfin son regard du sien.
— J’ai aussi besoin d’air.
D’air, et de tant d’autres choses. De la liberté des corps perdus dans le vent, qui enfilent à grands pas leurs ivresses sur le cordon de la nuit. De la compagnie des astres qui se vident et s’étouffent, qui quémandent toutes les solitudes éparpillées par les cœurs chagrins. Il en a besoin. De vivre l’expérience capitale qui consiste à observer les rêves s’écraser, parce qu’en haut comme en eux, toute lumière s’est éteinte. De le vivre avec elle, parce que Lovia sait. Lovia doit déjà avoir compté dans le ciel les étoiles mortes comme des tombes, des petits deuils alignés. La silhouette se déplie lentement, soumise à la fois à la hâte de déguerpir et à la rouille des os tristes. Et il se faufile entre ces corps qui rient comme des fantômes, inconscients du désastre qui surviendra aux aurores ; quelle ironie de les percevoir comme si irréels alors que ce sont eux, les grands absents de ce monde. Et lorsqu’enfin les portes sont passées et que le froid s’offre à eux, il se dit que la nuit est une gueule béante dans laquelle il est prêt à se jeter. Depuis les murs du Lighthouse à la coupole illuminée de rouge, ils descendent la digue qui mène jusqu’aux flots. Les pieds sont assurés sur les rochers mouillés de sel, accompagnés de paumes trop habituées à les saisir : là est leur élément, bien plus que les tentures calfeutrées du palais qui les surplombent. Car ainsi faits de chair et d’ombres, ils ne respirent sans doute jamais mieux que lorsqu’ils se confondent à celles des côtes dentelées. À chaque pas, le crépitement des vagues emplit un peu plus les oreilles du marin, s’engouffre dans son ventre par le cœur et par le nez ; berceuse familière dont il s’assourdit volontiers, puisque les vagues chantent tous les voyages passés. Et puis finalement il s’arrête : Lovia se tient déjà à ses côtés. Elle a le cheveu qui bat la pulsation du vent et les cils qui lèchent les contours de la nuit : et peut-être seulement là a-t-il réellement l’impression de la retrouver. Machinalement, ses genoux se fléchissent alors pour s’accroupir, se rapprocher de ce cœur maritime qui bat à tout rompre. Ou peut-être est-ce le sien ; le confort étant de ne pas avoir à faire la différence. Ses doigts calleux frôlent la roche mouillée, en éparpillent des gravats noirs ; et finalement le nez se redresse vers l’horizon, que les lueurs des phares lointains peignent de leurs clignotements.
— Tu sais, un jour une femme dans le port de Vancouver m’a raconté l’histoire des Morganes, ces sirènes qui hantent les mers et qui sillonnent les eaux du globe, Fait-il à mi-voix. « Il parait que y’a que les marins qui peuvent les voir, parce que les terriens sont trop lourdauds, pour ça. Elle m’a dit que si j’avais la chance de croiser un jour la Morgane, c’était que j’étais destiné à vivre une vie fabuleuse et remplie d’aventures. » Au pli de la lèvre s’éteint un sourire discret. Entre ses doigts, un caillou roule et dévale la pente jusqu’à la mer. « Mais elle m’a dit que la voir, c’était aussi un serment, une sorte de vœu : il fallait alors aimer la mer de tout son cœur et en aucun cas la trahir, ou le prix à payer serait terrible. » Sa respiration se bloque un peu, les mots se perdent. Il se demande s’il parle assez fort, si elle l’entend dans le fracas de l’écume et de la nuit contre le ciel. Mais il sent aussi à sa présence que c’est le cas, même s’il ne sait pas trop pourquoi. « C’était un conte, une sorte de métaphore, mais j’y pense tous les jours, Qu’il reprend d’un ton un peu plus amer. Sur terre, je me sens infidèle. À elle, Morgane, ou peu importe le nom qu’on lui donne.
Cette fois, c’est un silence épais qui tache le fond de sa voix et de sa gorge. Un mutisme pour étouffer le cri des deuils et des absences, des trahisons et des cœurs effeuillés.
— Parfois, je me demande ce que Wade lui a fait, pour qu’elle se venge comme ça. Il n’a jamais aimé qu’elle, pourtant. » Un rire étrange secoue sa poitrine, soubresaut chagriné qui s’ébroue face au destin. « Une bête histoire d’amour à sens unique.
trait : le corps brodé de pudeur - dentelle délicate d'un équilibre fragile où les émotions ne fleurissent qu'à la nuit tombée.
saisons : vieillesse de l'esprit engoncée dans une enveloppe qui n'en fait pas plus que ces trente-quatre années d'errance.
myocarde : a aimé sans le dire. sans même le savoir parfois. là est le charme de l'amour, peu importe sa nature. doté de tant de nuances et de secrets qu'il lui faudrait plus d'une vie pour en résoudre tous les mystères. mais c'est ainsi que lovia apprivoise l'amour, sans chercher à en piller les trésors.
besogne : protectrice de l'écosystème marin. a longtemps traversé les mers d'hémoglobine avant de revenir auprès des siens, sur les côtes fantomatiques de newport. entre deux dérives, c'est sa voix qu'elle laisse en naufrage dans l'écrin délicat du lighthouse. chanteuse diaphane que seule la musique fait (re)vivre.
Swim is all I want I need to leave it all behind And swim
Et il suffit d’un coup de vent pour se défaire des restes de quelques regards libidineux encore incrustés sur sa peau. Balayée par la nature et son réconfort singulier, Lovia ferme les yeux lorsque sa silhouette quitte les lumières pour la quiétude des constellations. Oskar est là, à quelques mètres tout au plus d’elle. Il est là, enveloppé dans son voile de nostalgie ; l’aura changée par les années et les pertes mais toujours reconnaissable. On reconnaît toujours dit-on, les âmes que l’on a un jour étreint par-delà les chairs et les superficialités du corps. C’est là tout ce qu’il y avait eu avec Oskar ; les longues discussions, les sourires qui s’avouent à peine, les émotions que l’on perçoit dans les regards devenus translucides par la vulnérabilité que fait éclore l’autre en nous. Leurs fantômes enlacés venaient finalement du plus bel endroit que le temps puisse offrir : ils venaient de leur jeunesse.
D’abord, ils ne disent rien. Seul le vent les accompagne dans cette nuit glacée. Ce silence, venu là comme on rendrait hommage à tous les disparus. Mais surtout Wade, qui n'avait jamais eu droit au moindre au revoir. Jusque là, Lovia le laissait partir comme s’il allait lui revenir. Pire encore, cette pensée n’avait jamais traversé son esprit : la possibilité qu’un jour, leur mer rappelle l’un de ses petits. Depuis ce jour, l’horizon lui semblait perpétuellement vide. Dénué de sens. Ce n’est que lorsqu’elle s'y fond que son fantôme lui apparaît, immense et fugace. Les bras de son frère, dentelles d’écumes et de coraux. Elle s’applique à peine - son corps épouse et appréhende avec instinct la roche glissante et tranchante. Sa silhouette se confond à la nuit, accompagnant celle d’Oskar parmi des ténèbres qui semblaient déjà se dissiper. Ce n’est qu’auprès de l’océan, là, si proches de leurs tourments que leurs âmes se retrouvent à nouveau libres. On ne sait plus vraiment, qui de Sister ou de Baker suit l’autre, c’est un ballet silencieux déjà reproduit tant de fois. Toujours le même, à la différence de leurs corps, usés par les années en mer et la vie à se traîner le long des ports. Une fois arrivés à destination, la voix d'Oskar s'élève parmi les vagues - il ne se confiait pas seulement à elle. Il conviait l'océan à les entendre.
Depuis l’Ancien, plus personne n’a pris la peine de lui raconter des histoires. Son frère et Oskar le faisaient autrefois, par extension probablement. Puis petit à petit, les contes se sont espacés jusqu’à devenir silence, à mesure que l’âge adulte diluait leurs rêves. Leurs cœurs sont devenus des ruines hantées par de vieux récits - ici, si proche de la mer, les souvenirs lui semblent soudainement plus accessibles - enfouis quelque part dans le remous des vagues. Ses yeux posés sur l’horizon retrouvent déjà de leur éclat ; il n’y a qu’à son contact que Lovia redécouvre un semblant de vie. A la terre, elle ne laisse que l’être diaphane à travers lequel toutes les lumières passent. Doucement, la voix d’Oskar se mélange à celle de l’écume. Il ne parle plus. Il raconte cette fois. De cette façon que le font les marins fascinés par ces légendes murmurées sur les sables et dont ils colportent toute la magie à travers les continents. Portant dans leurs besaces ce que d’autres ports leur ont confié.
Les mots d’Oskar débordent d’un trop plein de lassitude dont elle ne peut que ressentir le froissement. Sous le poids de ses paroles, l’âme de Lovia se rétracte, fuyant dans des remparts de chairs là où personne ne la trouvera. Là où personne ne la soupçonnerait panser ses blessures. Dans cette cage osseuse qu’est son corps, Sister se laisse surprendre par le récit - car peu importe combien il lui inspirait le désespoir, il lui rappelait aussi ces heures perdues où les trois mômes qu’ils étaient buvaient les paroles de l’Ancien sans jamais les remettre en doute. Comment ne pas le croire, lui dont les mots étaient magie ? Face à leurs paires d’yeux trop jeunes et affectés par la vie, il ne pouvait que vouloir y ajouter des étoiles et autres lumières. Alors, de quelques sortilèges, le vieillard avait transformé la tragédie de deux orphelins en une légende. Et lorsque Oskar s’était cousu à eux, lui aussi fait de solitude et de vertiges, il n’avait eu aucun mal à l’envelopper dans ce firmament.
En eux, persistaient ces bribes du passé. Ces magies éphémères dont les racines s'étendaient encore jusqu'à quelques rêves délabrés.
- L’Ancien disait que si l’océan avait eu la générosité de nous déposer sur cette plage, elle marque une pause tandis que ses yeux redessinent instinctivement les bordures du monde. C’est ici que trente quatre plus tôt, un vieillard s’était penché sur une barque qu’il avait cru vide avant d’y trouver deux poupons à la peau glacée. Endormis l’un contre l’autre comme si leur place n’était nulle part ailleurs. Ici que l’amour avait eu lieu du rien. Ici que des soleils étaient nés. Tôt ou tard, celui-ci finirait par venir réclamer ce qui lui appartient. Ses épaules frêles, recouvertes d’un voile trop fin, frémissent sous la caresse du vent. Un instant, elle avait oublié le froid iodé qui les enveloppait, perdue quelque part dans les dédales d’un passé qui leur échappait peu à peu. Wade avait emporté tant de choses avec lui. La mer prend mais ne donne jamais. C’est ce qu’il nous disait sans cesse, l’air un peu grave et fatigué lorsqu’on traînait nos carcasses trop proches des vagues en furie. Comme s’il savait qu’un jour ou l’autre une telle chose arriverait. Quelque part, nous lui appartenons tous. À ses mots, son visage se penche légèrement vers le bas tandis que son bras s’étire. La silhouette accroupie d’Oskar si proche d’elle, il suffirait de poser sur son épaule une main afin de lui montrer qu’elle était là - après avoir bravé un océan de lâcheté, Lovia lui revenait. Ses doigts effleurent le vide ; d’ici, elle devinait encore la chaleur de sa peau à jamais restée contre la sienne. D’ici, elle se souvenait tout en s’interdisant d’être à nouveau une entité défaite de Wade et son fantôme. Ces mots ne guériront pas ta peine mais peut-être t’aideront-ils à lui pardonner. Nul besoin de la nommer, tous deux savaient combien la mer était parfois difficile à aimer.
- Oskar ? Elle marque un temps d’arrêt, reprenant sa caresse fantôme afin de ramener sa main contre son torse, là où bat un cœur affligé, étouffé de silence. Je suis désolée. Droite et valeureuse, debout face à l’océan et ses néants, les mots quittent enfin ses lèvres gercées. Ces mots pour qui elle avait fini par rebrousser chemin afin de les délivrer. Ces mots, gardés trop longtemps et dont la simplicité lui semblait pourtant si complexe. Il y avait tant de choses à pardonner qu’elle ne saurait dire vers où ceux-ci se tournaient - ainsi, ils englobaient tout, dans leurs moindres détails. Leurs fêlures et leurs maladresses. Un pardon, lui aussi grignoté par la mer, avalé par son sel et ses rires liquides.
Désolée, d’avoir un jour été assez cruelle pour croire que partir ne nous serait pas insurmontable.
Ghost sickness, the ghosts of things that never happened are worse than ghosts of things that did. ;;
Lovia Sister
Oskar Baker
a feast of greyness
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M A R M O R I S
“ Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre. ”
trait : prudence trop grande, comme l’angoisse venue des viscères, celle de voir l’océan le trahir à son tour.
saisons : trente-quatre ans.
myocarde : aime les corps qu’il rencontre lors des soirées fauves dont il brûle ses nuits, se perd parfois dans des relations aussi courtes que vidées de substance. Éternellement, il reste mélancolique face à l’idée des amours véritables, tout en essayant de fusiller en lui l’écœurant désir d’être aimé.
besogne : longtemps marin pour les Seawolves, la perte d’un frère de cœur au cours d’un naufrage l’a depuis dissuadé de remettre un orteil sur le moindre rafiot. C’est alors comme traqueur, que les loups de mer l’ont recyclé ; sorte de Cerbère dont la malédiction est désormais d’arpenter les quais, le nez collé face à cet mer qui le nargue, le terrifie et lui manque tout à la fois.
Et ainsi, la voix de Lovia reprend le fil qu’il a laissé s’effilocher et se perdre au vent, elle rattrape le cordon des contes tissés contre la toile de la nuit. Elle y ajoute les siens, l’histoire originelle d’une mer qui enfante des mômes de sel et de bruine, attachant à leurs paumes une terrible malédiction : celle de les reprendre à soi un jour, faisant pendre au dessus de leurs têtes une épée plus tranchante que l’acier. Et en dépit de la beauté du récit, Oskar se demande si c’est comme ça qu’elle se sent, depuis toujours : en sursis sur cette terre, chaque pas supplémentaire s’imprimant comme une survie. Il se demande si c’est pour ça, que Wade et elle avaient toujours si ardemment chéri la mer, si l’ultime voyelle n’en était pas tombée pour masquer ce qu’elle était vraiment : une mère. Mater à l’amour débordant et possessif dont le lien ne saurait jamais être coupé tout à fait, peu importe les brasses pénibles exercées vers le rivage. Car sans doute était-ce là le fardeau de ceux que l'on appelait orphelins, enfants de personne à l'identité sans cesse remplie de vide : à corps perdu, ils couraient vers tout ce qui pouvait constituer une origine, une part d'appartenance à quelque chose – une entité, un groupe, un lieu. Et de l'océan, les deux adelphes avaient dû faire un élément tout à fait essentiel de ce qu'ils étaient, puisque celui-ci s'écrivait dans leur histoire, leur mythologie personnelle. Pourtant, si Wade avait toujours été bien plus heureux perché sur un bateau que sur la terre ferme – exactement comme Oskar, en réalité – il ne semblait pas subir la désincarnation qui était celle de sa jumelle ; ainsi, peut-être qu'elle seule incarnait le mythe de ces êtres au cœur trop gavé de sel pour se résoudre à fouler trop longtemps le continent. Ou peut-être au contraire que cette distance étrange (qu'il avait pourtant presque toujours ressentie, à son égard) n'avait strictement rien à voir avec la mer ; mais qu'à la façon de cette dernière, Lovia couverait toujours des abysses de secrets qu'il était sage de laisser en paix. Certains individus n'étaient pas faits pour être discernés de façon précise, et s’accommodaient volontiers du flou pour l'élever au rang de grâce : il se disait parfois qu'elle était de ceux-là, et que l'observer à travers de ses propres brumes était quelque chose qu'il fallait accepter avec humilité. Sans doute ne saurait-il jamais exactement de quoi étaient fait le cœur et l'esprit de Lovia Sister : de nuages, de cendres et de nébuleuses, certainement. D'étoiles trop discrètes pour être discernées à l'œil nu ; mais Oskar était en paix, avec cette idée-là. Car ne rien savoir d'elle, c'était la connaître déjà.
Et lorsque sa voix chute, il reste immobile un instant, l'attention scindée entre le brassage de l'océan devant lui, et la présence silencieuse de la chanteuse dans son dos. Puis c'est son prénom qui résonne, et il ne sait pas trop pourquoi ça lui fait toujours quelque chose, de l'entendre prononcer ces syllabes-là : sans doute est-ce sa façon d'y injecter un sens profond, de faire de ce petit mot quelque chose de très grand, d'important. Les orphelins comme eux ne considèrent pas leurs noms comme les autres, puisque c'est tout ce qu'ils ont. Eux seuls doivent-être conscients que ce n'est jamais dérisoire, d'appeler quelqu'un par ce qu'il est ; de pointer ce doigt invisible et délicat, qui frôle la part la plus fragile de leur cœur froissé. Et les mots d'excuse qui suivent le frappent à la manière d'un vent brusque, de sorte qu'il redresse le menton et tord le cou pour la regarder, un peu perplexe. Il ne sait pas vraiment ce qu'elle veut dire par-là ; si elle est désolée de son chagrin (auquel cas il se sentirait terriblement embarrassé de l'avoir mise dans la position de l'être, alors même qu'il ne pourrait jamais rivaliser avec le sien) ou si elle parle de quelque chose de plus vaste. Désolée de la morosité, du vide et des béances creusées dans le monde ; désolée de la cruauté des choses et de l'absence soudaine de la mer, désolée que les évènements n'aient réussi qu'à les rendre un peu plus étrangers. Désolée d'un tas de choses qui n'étaient pas sa faute, et qu'il ne saurait jamais lui reprocher.
— T’as pas à l’être, Fait-il au terme d'une poignée de secondes. Et surtout t’as pas à porter mon deuil sur tes épaules en plus du tien, c’est… » Les mots se perdent entre ses lèvres, et soudain, Oskar désespère de ne pas réussir à exprimer son idée avec plus de justesse. Il pince alors légèrement les lèvres et décroche son regard du sien en secouant légèrement la tête. « C’est pas comparable, Love. T’as perdu un frère.
Un frère dont il disait souvent qu'il était aussi le sien : mais il savait aussi qu'en dépit des liens créés entre eux, rien n'égalerait jamais celui, de sang, que les jumeaux partageaient. Et il lui aurait semblé indécent de prétendre le contraire.
— Est-ce que ça te fait peur ? Questionne t-il alors en pivotant de nouveau le nez devant lui, les doigts jouant nerveusement avec les petits bouts de roche sombre. « Qu’il vienne aussi un jour réclamer ton retour ? L’océan, je veux dire. » Lui en tout cas, il en était terrifié : qu'il la prenne, elle aussi. « Est-ce que c’est pour ça que t’es partie pour le retrouver ? Enchaine t-il alors, le pli de la lèvre secoué d'un sourire amer. Pour lui couper la vague sous le pied ?
Au fond, il était presque risible d'observer à quel point un même évènement avait pu produire deux réactions tout à fait contraires : là où après la disparition de Wade, il s'était condamné à ne plus approcher l'océan, Lovia elle s'y était jetée à corps perdu. Une témérité qu'il admirait plus qu'il n'oserait certainement le formuler, et qui le rendait presque honteux de se trouver là où il était – coincé dans un corps inopérant, et dans un esprit à la fois rêveur et récalcitrant.
— J’espère qu’il l’a vue avant, Confie t-il alors en baissant le nez vers les rochers plus bas. « La Morgane, tu sais. J’espère qu’il l’a vue et que toutes les histoires, celles d’ici et d’ailleurs sont vraies. J’espère qu’il a vu le calamar géant et la cité engloutie d’Ys, qu’il a croisé Baco le roi des îles et touché le trésor du Port aux Vertus. J’espère que ça en valait la peine.
Car quitte à mourir, autant que Wade ait pu voir toutes les merveilles de la mer lui sourire. Ainsi formulée, l'idée lui a plu, s'infiltrant sous sa peau comme une caresse réconfortante. Machinalement, il a courbé la nuque une nouvelle fois pour guetter l'expression de Lovia, constatant alors dans sa posture crispée l'effet des vents froids.
— T'as froid ? » L'œil quitte ses traits pour paillonner dans la nuit, sur les silhouettes tendres découpées sur l'indigo du ciel. « Je sais où on peut aller.
Souplement, la silhouette se déplie et les doigts s'agitent en un signe léger, pour lui proposer de le suivre. Les pas remontent peu à peu vers les hauteurs quittées, sans pour autant quitter le flanc de la côte, dont ils longent la ligne dentelée ; et sans doute que d'autres trouveraient l'endroit menaçant, s'ils n'en avaient pas fait un lieu si familier, au fil des ans. Oskar et Lovia devaient en connaitre chaque centimètre, chaque recoin, pour y avoir couru comme des dératés, s'y être cachés, poursuivis, écorché les genoux, mordus de sel et de soleil. Et peut-être alors reconnaîtrait-elle ce cabanon de pêche, placé à flanc de falaise : à peine quelques mètres carrés de bois bâti et perché sur de grandes cannes plantées dans la vase. La bicoque avait des faux-airs de héron, suspendue au dessus de l'océan et seulement reliée au chemin de terre par un étroit ponton. Ils s'y étaient planqués tellement de fois, tous les trois, lorsqu'ils ne voulaient pas retrouver le chemin de la maison ; et dans le cas de Oskar, lorsque les murs du foyer d'accueil se faisaient trop inhospitaliers, ceux de la cabane gagnaient une chaleur qu'il n'avait jamais oubliée. Ils n'avaient jamais trop su à qui elle appartenait ; le type était même peut-être mort, depuis le temps. Mais ça n'avait pas vraiment d'importance, car dans un certain monde, cet endroit était le leur.
Les pas grincent sur le chemin de planches étroites, jusqu'à la bicoque fric-frac, dont il secoue vaguement le loquet rouillé pour le débloquer. L'intérieur est sombre, à peine éclairé par la grosse fenêtre qui surplombe l'océan – comme un poste d'observation sur l'horizon ; et c'est une odeur tenace d'humidité et de cordages mouillés qui lui frôle le nez, sans que ça ne semble le déranger. Et si la température n'est pas bien plus élevée entre ces quatre murs étroits, au moins ont-il la politesse de bloquer le vent qui souffle sur la côte : un maigre compromis, pour se donner des airs d'abri.
— C'est encore plus petit que ce dont je me rappelais, Avoue alors Oskar en exerçant quelques maigres pas dans la bicoque – les seuls que l’exiguïté de l'espace autorisait – tendant machinalement la main vers une lampe à huile qui pendouillait pour en tapoter le laiton oxydé. « J'me demande depuis combien de temps quelqu'un a pas foutu les pieds ici.
trait : le corps brodé de pudeur - dentelle délicate d'un équilibre fragile où les émotions ne fleurissent qu'à la nuit tombée.
saisons : vieillesse de l'esprit engoncée dans une enveloppe qui n'en fait pas plus que ces trente-quatre années d'errance.
myocarde : a aimé sans le dire. sans même le savoir parfois. là est le charme de l'amour, peu importe sa nature. doté de tant de nuances et de secrets qu'il lui faudrait plus d'une vie pour en résoudre tous les mystères. mais c'est ainsi que lovia apprivoise l'amour, sans chercher à en piller les trésors.
besogne : protectrice de l'écosystème marin. a longtemps traversé les mers d'hémoglobine avant de revenir auprès des siens, sur les côtes fantomatiques de newport. entre deux dérives, c'est sa voix qu'elle laisse en naufrage dans l'écrin délicat du lighthouse. chanteuse diaphane que seule la musique fait (re)vivre.
Swim is all I want I need to leave it all behind And swim
- Tu as aussi perdu un frère. Elle ajuste ses mots, non pas par autorité mais par instinct - comme pour réparer une injustice. Car mieux que quiconque, Sister savait l’importance des familles qui se construisent au-delà du sang. Lorsque l’Ancien les avait quittés, Wade et elle avaient vu s’éteindre une part d’eux. - N’en doute jamais, s’il te plaît. Son frère avait tissé auprès d’Oskar des liens dont Lovia ne connaîtrait probablement jamais les mystères.
- Je suis partie le retrouver parce que contrairement à Wade, je n’ai plus personne à laisser derrière moi. Même s’il venait me réclamer, il n’y aurait plus rien à dérober. Cette conclusion lui apporte autant de réconfort de balafres ; l’idée de partir sans laisser le moindre fracas était rassurant mais que cela faisait-il d’elle ? Un spectre probablement. Dans un soupir, elle en conclut alors, détachée, faussement imperturbable et intouchable. - Quand je suis là-bas tu sais … C’est un peu comme si j’étais en paix avec moi-même. Dans les entrailles de Newport, tout a le goût du sel des larmes et des histoires rances. - Je peux à présent partir comme j’ai échoué sur ces terres, par magie. Et à l’écouter parler de la sorte, on pourrait entendre ce que l’Ancien lui avait appris ; la sorcellerie des tragédies. L’art délicat de transformer la douleur en quelque chose de plus grand ; en un miracle qui rendrait rêveur le plus aguerri des pirates.
- J’espère aussi, que de là où il est, il a au moins trouvé la paix. Tandis que nous continuons de nous battre contre des forces invisibles et nous-mêmes. Tandis que nous sommes forcés de croire et d’espérer en sachant que rien de bon n’arrivera. Wade était arrivé à la fin d’un voyage ; un ailleurs l’avait appelé et voilà qu’il ne restait guère plus que ça pour Sister : un bout de terre depuis lequel regarder le vide que son absence avait causé. Des filaments de rien flottant dans l’atmosphère, semblables à des étoiles, invisibles mais bien présentes. Sa main se pose avec délicatesse contre son ventre - elle ne bougeait plus, caressée par le vent et les mots d’Oskar. Elle ne bougeait plus, devinant toutes les merveilles que l’océan dissimulait dans ses entrailles. S’imaginant Brother les découvrir de cette façon qu’il avait de se passionner de tout. Un garçon recraché par le vide et dont la faim insatiable de connaissances comblait les vides qui le composaient.
J’espère aussi qu’un monde incroyablement généreux l’attendait quelque part et que nous sommes à présent les seuls à souffrir pour lui. Les seuls, à faire de nos larmes retenues de nouveaux océans.
Ses yeux se tournent vers lui et sa réponse est vague ; elle se résume à un mouvement de menton. Le froid est inscrit sur sa peau, de sa chair de poule à peine dissimulée au grelottement de ses épaules. Même son sourire tremble à l’image des vagues. Lovia s'avance et ses pas sont instinctifs, ses pieds savent où se poser - les heures à traîner le long des côtes ne sont pas si loin. Elles sont en elle, inscrites. Et si l’on pourrait croire que Sister appartient à la mer, elle est aussi une part de ce bout de terre. Tout comme Oskar, ils n’avaient qu’elle où divaguer à l'époque. Newport les avait vus grandir. Échouer, parfois. Se relever, toujours. Ils n'étaient plus seulement des mômes - mais des orphelins dont le monde imaginaire avait été leur plus beau bouclier. Il suffit d’un coup d'œil pour ressentir la silhouette fatiguée du cabanon sur le paysage. Quelques morceaux de bois qu’on aurait pu croire être là depuis toujours et qui tenaient contre vents et marées. Si fragiles d’apparence et dont les planches conservaient leurs plus beaux souvenirs. Des fragments de leurs rires et de leurs chuchotements alors que Wade leur racontait des histoires - celles dont il était toujours le pirate. A croire que tout était déjà là, écrit. Comme dessiné dans ses chairs, semblable à cet avenir funeste qui l’attendait auprès des Seawolves. Elle se souvient de leurs déguisements faits dans les vieux vêtements d’Isolde. Les diadèmes de coquillages. Les épées sculptées tant bien que mal dans du bois flotté - avec l’aide de l’Ancien quand les nœuds résistaient à leurs maigres lames. Des craquements du bois au bruit que fait le loquet, elle en reconnaît chaque son, chaque détail comme un souvenir oublié revenu à la surface. Une vague de chaleur traverse son être, peu importe s’il y fait froid, c’est un réconfort plus profond. Un lieu que le présent n’a pas encore souillé de ses orages. Une terre sacrée.
Lovia s’avance à son tour, leurs silhouettes encerclées par la nuit la plus douce. Ses pupilles habituées à l’obscurité devinent quelques affaires abandonnées à même le sol. Elle s’approche, silencieuse d’abord, atteignant la fenêtre afin de garder un œil sur la mer. Vieille habitude des semaines passées loin de Newport. Et même mômes, elle les revoit, se tenir là jusqu’au bout de la nuit, à observer les cieux tout en espérant y capturer une étoile filante. Balancer des vœux comme on jette une pièce au fond d’une fontaine. Où étaient-ils tous ses souhaits, aujourd’hui ? Évaporés probablement, pris dans d’autres tourments - oubliés sans doute. Si proche de l’ouverture, la paume de sa main épouse avec timidité leurs trois noms gravés dans l’ossature de la cahute. Si dehors le monde se drapait si souvent d’un voile de violence, ici, tout était encore enclin au rêve. Enfin, son corps s’active à nouveau et c’est à tâtons que Sister fouille parmi la poussière, les cordes humides et vieux tissus pour en sortir une boîte abîmée. Un sourire se dessine sur ses traits alors qu’elle reprend la parole. - Depuis un bon moment visiblement. Eux l’avaient de suite aimés - car à l’instar de leurs vies-naufrages, ce cabanon était comme eux, invisible et laissé à l’abandon. Ils en avaient fait leur lieu de rêves. Leur eldorado. Depuis leurs yeux balafrés de gamin, cette cabane n’avait rien d’une pauvre bicoque poussiéreuse à peine capable de tenir debout. Elle ressemblait à un enchantement. Ses phalanges caressent vaguement ce qu’elle tient entre les mains avant d’en ouvrir le couvercle. Les faibles lueurs que leur offre le crépuscule suffisent à faire briller les coquillages resplendissants qui s’y trouvent. - Tu te souviens ? On les ramassait pour en faire des colliers qu’on offrait chaque année à Isolde pour son anniversaire. Elle caresse du bout des doigts ces curiosités nacrées en posant son regard sur Oskar et la lampe à huile. - Tu crois qu’on peut encore la faire marcher ? Elle n’y croit pas mais fouille malgré tout dans ses poches pour en sortir un briquet et le lui tendre, complice. Cela ne semblait rien mais soudainement, c’était une mission qui les concernait tous les deux. C’est ça, ils n’étaient plus que deux, comme autrefois - comme ils ne l’avaient plus été depuis une éternité. Et c'est avec maladresse qu'elle se raccrochait à ce maigre réconfort.
Ghost sickness, the ghosts of things that never happened are worse than ghosts of things that did. ;;
Lovia Sister
Oskar Baker
a feast of greyness
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M A R M O R I S
“ Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre. ”
trait : prudence trop grande, comme l’angoisse venue des viscères, celle de voir l’océan le trahir à son tour.
saisons : trente-quatre ans.
myocarde : aime les corps qu’il rencontre lors des soirées fauves dont il brûle ses nuits, se perd parfois dans des relations aussi courtes que vidées de substance. Éternellement, il reste mélancolique face à l’idée des amours véritables, tout en essayant de fusiller en lui l’écœurant désir d’être aimé.
besogne : longtemps marin pour les Seawolves, la perte d’un frère de cœur au cours d’un naufrage l’a depuis dissuadé de remettre un orteil sur le moindre rafiot. C’est alors comme traqueur, que les loups de mer l’ont recyclé ; sorte de Cerbère dont la malédiction est désormais d’arpenter les quais, le nez collé face à cet mer qui le nargue, le terrifie et lui manque tout à la fois.
L'écho des paroles de Lovia résonne encore en lui, à la manière d'un tintement sourd sur une cloche ; et s'il n'avait rien trouvé à y objecter sur le moment (puisqu'il ne se sentait tout simplement pas à sa place de le faire, ou en tout cas plus maintenant) l'idée avancée creuse quelque chose en lui, une sorte de vide vaguement mélancolique. Il lui était difficile d'admettre qu'elle ait un jour pu se convaincre si profondément de sa solitude en ce monde ; qu'en perdant Wade, moitié féroce cousue à elle à la naissance, elle ait également égaré tout lien avec l'humanité. Ce n'était pas tellement qu'il ait un jour nourri l'égo de remplacer ce premier, ou de se forger une valeur égale (seul un orgueil démesuré l'aurait permis, et de ce trait en question, Oskar était définitivement démuni) mais plutôt qu'il avait toujours trouvé difficile d'être témoin de l'isolement des autres. Sans doute parce qu'en ayant goûté à la solitude originelle – celle de ne connaître aucune famille – il savait mieux que personne à quel point celle-ci pouvait avoir tendance à écarter les hommes des bras du monde, et à les laisser divaguer sur les flots d'une vacuité chagrine. Ainsi, il aurait aimé lui affirmer qu'en disparaissant, elle laisserait bien des âmes tristes et abandonnées, des cœurs serrés ; mais il s'était dit qu'il n'avait pas le droit de lui dérober cette idée-là, qui devait désormais constituer sa plus grande liberté. Car au moment de la perte, sans doute faut-il se rattacher à quelque chose, pour en supporter la douleur : et si elle avait pu trouver une forme de renaissance dans ce détachement exemplaire, il n'aurait pas l'égoïsme de le lui confisquer, en prétendant qu'elle ait dû souffrir de la solitude comme il l'aurait fait. Oskar n'avait rien dit. Mais la conversation avait instillé une pensée en lui – quelque chose qu'il avait déjà deviné au moment premier où elle lui avait parlé : ce moment qu'ils partageait ici serait certainement une exception, une anomalie dans le cheminement de leurs êtres, destinés à suivre des routes bien différentes. Lovia repartirait, tôt ou tard. Lovia se fondrait de nouveau dans le cœur des mers, quittant la ville un matin sans un regard en arrière. Et il ne savait pas bien alors que faire de cette nuit-là : fallait-il déjà l'observer comme un souvenir, puisque sa fin avait été écrite avant même d'être vécue ? Ou fallait-il, au contraire, s'efforcer à la remplir autant que possible, à la gaver à l'excès de minutes poétiques ? Aucune réponse ne lui avait semblé évidente ; alors il avait délayé la prise de décision à ce sujet, tout simplement.
La solution aurait pu être de stopper l'aiguille du temps, de se jouer de la minute galopante pour oublier son défilement. Le cabanon devait-être un bon endroit, pour ça ; puisqu'en mêlant à la fois le passé et le présent, il parvenait à brouiller les esprits et les exempter de tout futur. Autour d'eux s'élevaient les silhouettes noires d'objets indiscernables, sortes de reliefs dentelés absorbés par l'œil curieux. Totems invisibles d'une autre époque, ils semblaient placés là comme gardiens de ce qui avait été, gravant l'air de leur présence réconfortante ; et Lovia ne parait nullement craintive à l'idée de les approcher, de déranger leur sommeil profond. Car c'est une main qu'elle tend vers la masse d'ombres, en extirpant les premiers trésors. Sous les yeux du marin, la boite rouillée se dessine ; et sans doute est-elle presque plus belle dans cet état-là (encore close, refusant au monde l'existence de ses trésors invisibles), lorsque l'esprit peut se perdre dans l'imagination de ce qu'elle contient. Car toujours, rêver sera plus grand que voir. Mais la découverte des coquillages alignés n'est en rien une déception, puisqu'il a la stupéfaction de les reconnaître, et de sentir son cœur les accepter avec une poésie enfantine. Un sourire étrange se dessine sur son visage, mordu d'une surprise tendre : il n'ose presque pas approcher la main de la boîte pour en saisir un – comme s'ils avaient été faits d'or et de diamants. Mais la tentation l'emporte finalement (voyez ça comme un travers léger de corsaire), et les doigts frôlent la carcasse d'un bigorneau pour le faire rouler entre ses phalanges.
— Isolde était terriblement chanceuse, de nous avoir comme bijoutiers attitrés, Affirme t-il avec amusement, en jouant avec le coquillage minuscule.
Reposant avec précaution celui-ci dans la boîte (délicatesse un peu ridicule, étant donné la nature de la babiole) il a alors pivoté les épaules vers la lampe qui pendouillait, désignée par son acolyte. Inspectant celle-ci rapidement, il a fait rouler la petite vis en laiton pour faire descendre la mèche théoriquement imbibée de fuel.
— Peut-être, s'il y a encore de l'huile dans le réservoir, Réplique t-il machinalement. On va voir ça tout de suite.
Se saisissant du briquet tendu à sa gauche, il a actionné la roulette de celui-ci pour approcher la flamme de la base ajourée de la lampe. Et contre toute attente, la mèche prend feu immédiatement, diffusant dans l'habitacle une lueur vive qui surprend presque ses yeux habitués à la pénombre. Les paupières clignent vaguement, et un sourire satisfait étire les lèvres du marin.
— Bingo. Ces trucs-là sont increvables, c'est dingue.
Et ainsi nimbée d'une lumière nouvelle, voilà que la cabane prend un nouveau visage : soudain, les objets amassés en tas dans les coins montrent leur visage, perdent leur anonymat pour redevenir familiers. Oskar se surprend à en reconnaître quelques-uns – des trois boîtes de conserve stockées là depuis des décennies, jusqu'à la couleur turquoise d'un vieux filet de pêche. Mais pourtant, c'est bien la boîte à coquillages qui retrouve son intérêt ; sur la minuscule table en bois où elle avait été reposée, il en éparpille quelques-uns, dont les fines lignes nacrées brillent dans la pénombre désormais dissipée. Machinalement, les doigts écartent les autres spécimens dans le fond du coffret rouillé pour trouver une aiguille fine – laissée là des années plus tôt, pour le besoin de leurs confections annuelles. Étrangement, il se rappelait des gestes à effectuer avec une précision radicale : coller la pointe métallique sur la surface du crustacé (pas à l'endroit le plus fin, ni au plus épais) puis percer celui-ci d'un coup sec, pour ne pas risquer de le briser. D'un air absorbé, il a porté l'un des coquillages sous la ligne de son regard pour le scruter de près, et déterminer le fameux endroit où réaliser la perforation.
— Tu sais, j'ai été surpris la première fois que je t'ai vue là-bas. Au Lighthouse, Fait-il alors simplement, en se penchant de nouveau vers la table pour appuyer l'aiguille contre la petite coque. Crac. « Je pensais qu'il n'y avait que la mer, qui avait le privilège de t'entendre chanter.
Un sourire discret se plisse à ses lèvres, appuyé d'une légère complicité. Fouillant de nouveau dans la boîte, il en a tiré un cordon de lin fin, bruni par le temps ; consciencieusement, il a alors fait passer celui-ci dans le trou du coquillage, pour réaliser une boucle simple autour de la fine paroi. Et une fois celui-ci serré, il a observé le petit pendant ainsi réalisé – d'une simplicité vaguement ridicule, mais qui lui a plu. Alors, le regard dévie vers le visage de la jeune femme, qu'il interroge du regard, puis désigne d'un mouvement de menton.
— Tu permets ?
Car là était leur seconde habitude de grands joailliers : s'accrocher des babioles aux cheveux comme on y accroche des vœux et des rêves, des perles qui tintent contre la nuque et s'emmêlent au vent et au sel. Là seulement, les coquillages devenaient reliques, d'une préciosité quasi-biblique ; car en les attachant à leurs tignasses embrouillées, c'était en réalité à leurs cœurs, qu'ils les liaient. Contournant alors la petite table pour la rejoindre, Oskar s'est soudainement senti hésitant, retenu par une étrange appréhension. Car ce geste, si banal à une époque, avait trouvé sa date de péremption à l'époque du grand éloignement ; et sans doute ne pouvait-il pas exactement faire comme si la même familiarité pouvait-être retrouvée. Ou peut-être que si. En tout cas, il pouvait le mimer, juste pour se rappeler de ce qui avait été. Alors lentement, il a tendu la main vers les cheveux de Lovia, pour en détacher une mèche de jais ; avec application, les doigts y nouent la petite cordelette et le coquillage pendouillant – parure ridicule dont Wade et lui n'avaient jamais été exemptés à l'époque, avant qu'ils aient l'idée de couper leurs tignasses respectives pour qu'on ne puisse plus rien y accrocher. Pas même des rêves. Et lorsque les bras retombent, qu'il exerce machinalement un pas de repli pour l'observer, quelque chose en lui s'adoucit – comme s'il venait de retrouver un souvenir perdu, mais capital.